Quelques considérations d’écologie comportementale

Bernard JOUBERT

Dans la nature, rien n’est laissé au hasard. Tout acte d’un individu n’a d’autre fonction que d’assurer la pérennité de l’espèce.

En matière d’approvisionnement, l’observateur voit l’animal chercher sa nourriture, la trouver, la prendre puis la consommer. Ceci est tellement simple et naturel qu’il n’y a lieu de se poser de questions … et pourtant.

Cette série d’actes basiques repose sur une grande complexité. Pour l’entrevoir, partons d’un postulat : un animal opte pour la stratégie d’approvisionnement qui lui rapporte le plus en terme d’aptitude, c’est-à-dire qui maximise sa capacité de survie et de production de descendants matures.

Les écologistes comportementaux ont défini le concept d’optimalité. De quoi s’agit-il ? L’optimalité pourrait être résumée comme étant l’ensemble des comportements les moins coûteux en énergie et en risques de mortalité que doit déployer un animal pour obtenir le rendement reproductif le plus élevé possible.

Gardons à l’esprit que la fonction de reproduction est dépendante de celle de nutrition, nutrition des jeunes en cours d’élevage et nutrition de l’adulte lui-même, reproducteur effectif ou potentiel.

Le modèle de l’optimalité d’approvisionnement comporte trois volets : la décision – la devise de conversion – les contraintes présupposées.

La décision

Pour aborder l’idée, mettons nous un instant à la place d’un circaète affamé qui aurait un choix pour obtenir sa nourriture.

Problème : – Où vais-je chasser ? Sur ce versant rocailleux exposé au sud, ou bien en fond de vallée à l’affût sur une branche ?
Du lieu choisi, ma technique de chasse va dépendre. On plutôt, non. Ma technique de chasse va dépendre des conditions météorologiques du moment. Celles actuelles m’empêchent pour l’instant de me comporter de telle façon donc, je dois préférer tel type de terrain de chasse. Question : en ce moment, les conditions me permettent-elles de fréquenter ce lieu ?

Une autre décision est à prendre. – Faut-il prospecter cette parcelle où je sais le nombre important de petites proies ou bien irai-je dans cette autre où les proies sont moins nombreuses mais plus grosses ?

Vu les efforts demandés pour obtenir de la nourriture, mieux vaut ne pas se tromper et prendre la bonne décision.

Bien entendu, la formulation verbale de ce questionnement est purement humaine. Mais il y a tout lieu de croire que le cheminement ne nous est pas réservé. Tout observateur expérimenté pourra en témoigner.

La devise de conversion

Quantitativement, la devise de conversion s’exprime par l’aptitude, aptitude à rester en vie, aptitude à procréer. Le choix que fait un animal a une conséquence sur son aptitude. Ce choix a une conversion directe appelée devise, laquelle peut être la production d’un jeune supplémentaire, l’obtention d’une proie supplémentaire ou plus nourrissante, la possibilité accrue d’avoir accès à un bon partenaire etc.

Se décider pour la stratégie d’approvisionnement la plus pertinente revient à maximiser la reproduction donc à assurer à la fois la pérennité de ses gènes et celle de l’espèce.

Traduite en circaète, la situation pourrait être celle-ci : – Deux sites potentiels de nidification s’offrent à moi. Un est bien exposé et dispose de nombreux arbres favorables à l’installation d’une aire. Mais il est traversé par un chemin fréquenté et il se trouve sur la trajectoire de circaètes partant en chasse.

L’autre est moins bien exposé. Les arbres sont peu favorables. Par contre, il se trouve à l’écart des hommes et des circaètes. Le quel choisir ?

Dans les deux cas, la décision prise présente des avantages et des inconvénients. Ceux-ci se traduisent par des taux de réussite reproductive différents. Le choix effectué est donc converti en une valeur concrète : le pourcentage de réussite.

Il serait faux de penser que la décision adoptée est le résultat d’un simple hasard. Elle émane plutôt d’une longue évolution qui a fait que les individus mauvais-choisisseurs ont été éliminés, directement (par leur mort) et/ou indirectement (par leur absence de descendance).

Les contraintes présupposées

Une prise de décision, dans quel que domaine que ce soit – nourriture, reproduction … -, est soumise à un certains nombres de contraintes. L’animal doit les prendre en compte, ou plutôt il doit « faire avec ».

Ces contraintes sont imposées par le physique. Exemple du circaète : – Ma vaste envergure nécessaire au vol plané énergétiquement peu coûteux, ma corpulence et la géométrie de mes ailes utile aux vols stationnaires m’empêchent d’établir un nid solide, caché à l’intérieur des arbres. Je suis obligé de construire en périphérie de feuillage bien que cela soit risqué (manque de protection).

Les contraintes sont également dictées par le milieu lui-même : – Au printemps, je peux chasser les vipères dans les chênaies de pente parce que les arbres n’ont pas feuillé. Plus tard, la ressource m’est inaccessible suite au développement de la végétation.

Enfin, les contraintes sont créées par l’animal lui-même, par la connaissance qu’il a de son milieu : – Le versant est balayé par un courant de sud. Les conditions me permettent le vol stationnaire sans trop perdre d’énergie. Jusqu’à présent, l’absence de vent obligeait à une exploitation énergétiquement trop coûteuse. La probabilité de capturer une proie suffisamment grosse pour compenser l’excès de dépense était trop faible pour que je m’investisse dans l’exploitation de cette parcelle.

Chacun est en droit de penser que ce qui précède est pure imagination, pure transposition voire pure fantaisie. Nous ne sommes pas des circaètes, et nous ne le serons jamais. C’est vrai.

Mais considérons les choses. Nul ne saurait nier que les caractéristiques morphologiques d’un animal sont l’aboutissement d’une sélection naturelle et/ou d’une sélection sexuelle, et que ces caractéristiques lui procurent des avantages. Par exemple, la brièveté des doigts du circaète favorise la manipulation de proies minces et musculeuses. D’une certaine façon, elle favorise l’herpétophagie. Cette spécialisation met l’oiseau hors concurrence trophique.

De la même façon, pourquoi ne pas envisager qu’un comportement est le résultat d’une sélection imposée par le milieu, et que ce comportement est susceptible d’évoluer par adaptation aux modifications des conditions du milieu ?

Si on admet cette possibilité – une certitude pour les écologistes comportementaux -, notre regard sur l’animal change. Chacun de ses actes a une logique évolutive et une justification biologique. L’animal, qu’il soit circaète ou autre, cesse alors d’être un organisme réagissant plaisant à regarder. Il devient un être agissant complexe qu’il convient de comprendre et de respecter.