Performance visuelle du Circaète

Bernard JOUBERT
Au cours de circonstances exceptionnelles, j’ai pu constater les remarquables capacités visuelles d’un circaète. L’oiseau alla capturer un Orvet après qu’il l’eût détecté à une distance de 600 mètres environ.
Une telle performance est tout simplement extraordinaire pour nous. En effet, songeons un instant à la modestie du diamètre de la proie (environ un centimètre), à ses teintes neutres aptes à la masquer dans le fouillis végétal environnant, au fait que l’orvet se tenait à l’ombre en bordure de bois et ce, par une journée peu lumineuse !
Nous-mêmes humains, disposons d’une vision excellente. Mais sommes-nous capables de réaliser ce type de performance ? Et puis, par rapport à nos propres capacités, que peut-elle bien représenter ? Voici…
Un homme doté d’une bonne acuité visuelle est capable de discerner un objet de 1.75 mm à 6 mètres de distance. Dans la même condition d’éloignement que celle de l’attaque présente, il aurait fallu que l’Orvet eût un diamètre de 17.5 cm pour que nous eussions été capables le distinguer : dix-sept centimètres de diamètre, soit une circonférence de 55 cm (!) … mensuration digne d’un boa constrictor. Pour nous, un orvet devient invisible à partir de 35 mètres.
Le plus étonnant dans le cas présent est de penser qu’au cours de l’attaque, l’oiseau n’était certainement pas en limite de perception étant données la détermination et la rapidité de l’action de chasse. Pour aller plus loin, on peut se demander si le circaète a une vision des couleurs identique à la nôtre. Rien ne permet de l’affirmer. En effet, on sait que la Mésange bleue par exemple ou encore le Faucon crécerelle voient des couleurs que nous ne percevons pas. Ce qui nous paraît difficile pour nous – à savoir : repérer un petit animal brun-beige sur un tapis de feuilles de même couleur – l’est peut-être beaucoup moins pour un prédateur adapté à la capture de proies mimétiques.
Si tel est le cas, ceci ne diminue évidemment en rien notre étonnement face à cette performance.

Quelques réflexions sur le vol

Bernard JOUBERT
En 1951, Yves Boudoint publiait dans la revue Alauda un des rares articles en langue française consacré au vol : Le vol du Circaète Jean-le-Blanc, plus particulièrement dans le Massif central (Alauda XIX : p. 1-18). Avant même d’aborder les exigences requises pour pratiquer les différents vols (vol de déplacement, de chasse, en festons, combatifs), Boudoint exposait les caractéristiques techniques des deux types d’ascendances qu’utilisent les planeurs vivants ou mécaniques. Il établissait également une comparaison intéressante entre la physique du vol de la Buse et celle du Circaète.
Les ascendances
Ascendances de pente : ces ascendances sont provoquées lorsque le vent rencontre un obstacle. La vitesse ascensionnelle varie évidemment selon l’angle de la pente. Ainsi, un vent horizontal passant à 40 km/h engendre une vitesse ascendante de 7 m/s sur un versant à 45°, et de 5 m/s sur un versant à 30°.
Ascendances thermiques : comme l’indique leur nom, elles sont liées à la chaleur, laquelle développe au sein d’une masse d’air des volumes plus ou moins denses qui se mettent en mouvement les uns par rapport aux autres. Pour faire simple : l’air chaud, moins dense donc plus léger, s’élève et l’air froid descend. En atmosphère calme, un circaète planant chute de 0.5 m/s. Pour qu’il puisse maintenir son altitude sans effort, la vitesse ascendante de l’air qui le porte doit être supérieure à cette valeur.
Dans son article, Boudoint remarquait que, contrairement à la Buse variable qui pratique surtout le vol thermique, le Circaète préfère les ascendances de pente. Il attribue cela aux différences de morphologie des deux oiseaux.
Un regard sur le vol thermique
Pratiquer du vol thermique revient à utiliser les ascendances mises en jeu lors de l’échauffement de volumes d’air.
Sous l’effet de la chaleur, les molécules de gaz qui constituent l’air s’éloignent les unes des autres. De ce fait, un même volume d’air contient moins de matière à chaud qu’à froid. Devenant plus léger, il s’élève (chacun se souvient de la poussée d’Archimède).
En montagnes, les falaises orientées à l’ouest ou au sud sont de bonnes sources thermiques, surtout si les roches qui les composent et/ou la végétation qui les recouvre sont claires.
C’est en milieu de matinée que débute la convection. Le sol devient plus chaud que l’air, des bulles de convection se forment. Se mettent alors en place des colonnes d’air chaud ascendant : les thermiques.
La distance entre deux thermiques voisins correspond à 2.5 à 3 fois la hauteur de la colonne. Autrement dit, deux colonnes de 100 mètres de haut sont éloignées de 250 à 300 mètres.
Planeur par excellence, le Circaète dispose d’une vaste envergure (environ 1.80 m). Cette caractéristique lui impose un grand rayon de rotation. S’il veut prendre une pompe dans un thermique en décrivant des orbes, notre oiseau doit pouvoir trouver des ascendances suffisamment larges. A défaut, il sortira de la colonne et ne pourra donc pas bénéficier de la poussée ascensionnelle. Soit il perdra de l’altitude, soit il devra battre des ailes pour se maintenir.
Le diamètre d’une ascendance est habituellement compris entre 150 et 300 mètres. Pour s’élever, l’oiseau décrit des spirales dont le rayon – sur un plan mécanique physique – est fonction de la vitesse du vol et de l’inclinaison du corps par rapport à l’horizontale (angle α).
Rayon = vitesse2 / g · tangente α (avec g = 10m/s2)
En conséquence, pour pouvoir se maintenir dans une colonne, l’oiseau ne doit pas voler trop vite. S’il le fait, il compensera par une inclinaison plus importante, à la façon d’un cycliste qui prendrait deux fois le même virage, lentement puis rapidement (dans ce cas, l’angle d’inclinaison est par rapport à la verticale).
Le Circaète est remarquablement bien adapté à l’exploitation des thermiques en dépit d’un goût plus marqué pour les ascendances de pente comme l’écrit Boudoint. Ses ailes sont longues (handicap du grand rayon) mais également larges. Cette largeur permet de pouvoir voler très lentement, donc d’exploiter des ascendances de faible diamètre.
L’oiseau peut jouer aussi avec l’angle que fait le plan de ses ailes avec l’horizontale. Ainsi, s’il veut rester dans une colonne de 150 m de diamètre en ayant une inclinaison de 30°, il pourra voler jusqu’à … 75 km/h ! Au-delà, il sort de l’ascendance.
Sur le terrain, on est parfois surpris de voir avec quelle aisance un circaète est capable de trouver une ascendance appropriée. Il est probable que l’oiseau ait une excellente connaissance de son domaine vital et qu’il dispose, suite à ses expériences, d’une sorte de carte mentale de répartition des thermiques. Peut-être même, utilise-t-il la connaissance empirique de ce que nous appelons l’aldebo, c’est-à-dire la fraction réfléchie de l’énergie d’un rayonnement par un corps (une parcelle claire de céréales mûres réfléchit plus d’énergie qu’un labour foncé de même étendue). Qui sait ..? Ne sous-estimons pas les capacités des animaux et songeons plutôt au fait que les circaètes – les circaètes italiens par exemple – préfèrent allonger leurs déplacements migratoires parfois considérablement pour survoler les terres le plus longtemps possible, plutôt que de suivre des voies plus courtes au-dessus de grandes masses d’eau libre telle la Méditerranée.
Pour terminer, une remarque est à faire à propos des circaètes de Haute-Loire.
D’une façon générale, les oiseaux nichent dans des vallons bénéficiant tôt le matin de la chaleur du soleil. Dans quelle mesure le choix du point de reproduction ne repose-t-il pas sur la nécessité de pouvoir disposer d’ascendances précoces ?
Certains vallons apparemment propices sont ignorés. Les courants d’air descendants (vents catabatiques) parfois assez violents pourraient expliquer cela. En fin de nuit, l’air refroidit au niveau du sol. Il devient plus lourd et se met alors à glisser par gravité le long du relief. Un vrai vent, mistral miniature pouvant atteindre 40 km/h, se met en place pour quelques heures. Sa force augmente s’il s’engouffre dans une petite vallée. Le village où j’habite se trouve en plein dans l’axe d’un de ces vents. Il est apprécié par les habitants car il épargne les gelées blanches fréquentes à 3 km de là en bordure du bassin de Langeac (500 m d’altitude) et sur les plateaux voisins (900 m). D’aucuns l’ont baptisé Souvidre et d’autres, Souvadra, noms occitans que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le département.
Merci à François Rousseau qui m’a instruit sur les vents ana et catabatiques, et qui m’a promis de voler avec lui.